Article de Balzac

Ne soyez donc pas étonnés que, depuis dix mois que cette œuvre surprenante a été publiée, il n’y ait pas un seul journaliste qui l’ait ni lue, ni comprise, ni étudiée, qui l’ait annoncée, analysée et louée, qui même y ait fait allusion. Moi qui crois m’y connaître un peu, je l’ai lue pour la troisième fois, ces jours-ci : j’ai trouvé l’œuvre encore plus belle, et j’ai senti dans mon âme l’espèce de bonheur que cause une bonne action à faire.

Dans notre époque, la littérature a bien évidemment trois faces ; et, loin d’être un symptôme de décadence, cette triplicité, expression forgée par M. Cousin en haine du mot trinité, me semble un effet assez naturel de l’abondance des talents littéraires : elle est l’éloge du dix-neuvième siècle, qui n’offre pas une seule et même forme, comme le dix-septième et le dix-huitième siècle, lesquels ont plus ou moins obéi à la tyrannie d’un homme ou d’un système.

Ces trois formes, faces ou systèmes, comme il vous plaira de les appeler, sont dans la nature et correspondent à des sympathies générales qui devaient se déclarer dans un temps où les Lettres ont vu, par la diffusion des lumières, s’agrandir le nombre des appréciateurs et la lecture faire des progrès inouïs.

Dans toutes les générations et chez tous les peuples, il est des esprits élégiaques, méditatifs, contemplateurs, qui se prennent plus spécialement aux grandes images, aux vastes spectacles de la nature et qui les transportent en eux-mêmes. De là toute une école que j’appellerais volontiers la Littérature des Images, à laquelle appartient le lyrisme, l’épopée, et tout ce qui dépend de cette manière d’envisager les choses.

Il est, au contraire, d’autres âmes actives qui aiment la rapidité, le mouvement, la concision, les chocs, l’action, le drame, qui fuient la discussion, qui goûtent peu les rêveries, et auxquels plaisent les résultats. De là, tout un autre système d’où sort ce que je nommerais par opposition au premier la Littérature des Idées.

Enfin, certaines gens complets, certaines intelligences bifrons, embrassent tout, veulent et le lyrisme et l’action, le drame et l’ode, en croyant que la perfection exige une vue totale des choses. Cette école, qui serait L’Eclectisme littéraire, demande une représentation du monde comme il est : les images et les idées, l’idée dans l’image ou l’image dans l’idée, le mouvement et la rêverie. Walter-Scott a entièrement satisfait ces natures éclectiques.

Quel parti prédomine ? Je n’en sais rien. Je ne voudrais pas qu’on inférât de cette distinction naturelle des conséquences forcées.

Ainsi, je n’entends pas dire que tel poète de l’Ecole des Images est sans idées, et que tel autre de l’Ecole des Idées ne sait pas inventer de belles images. Ces trois formules s’appliquent seulement à l’impression générale que laisse l’œuvre des poètes, au moule dans lequel l’écrivain jette sa pensée, à la pente de son esprit. Toute image répond à une idée ou plus exactement à un sentiment qui est une collection d’idées, et l’idée n’aboutit pas toujours à une image. L’idée exige un travail de développement qui ne va pas à tous les esprits. Aussi l’image est-elle essentiellement populaire, elle se comprend facilement. Supposez que Notre-Dame de Paris de M. Victor Hugo paraisse en même temps que Manon Lescaut, Notre-Dame saisirait les masses bien plus promptement que Manon, et semblerait l’emporter aux yeux de ceux qui s’agenouillent devant le Vox populi. Néanmoins, quel que soit le genre d’où procède un ouvrage, il ne demeure dans la Mémoire humaine qu’en obéissant aux lois de l’Idéal et à celles de la Forme. En littérature, l’Image et l’Idée correspondent assez à ce qu’en peinture on appelle le Dessin et la Couleur. Rubens et Raphaël sont deux grands peintres ; mais l’on se tromperait étrangement si l’on croyait que Raphaël n’est pas coloriste ; et ceux qui refuseraient à Rubens d’être un dessinateur, pourraient aller s’agenouiller devant le tableau que l’illustre Flamand a mis dans l’église des Jésuites à Gênes, comme un hommage au dessin.

M. Beyle, plus connu sous le pseudonyme de Stendhal, est, selon moi, l’un des maîtres les plus distingués de la Littérature des Idées, à laquelle appartiennent MM. Alfred de Musset, Mérimée, Léon Gozlan, Béranger, Delavigne, Gustave Planche, madame de Girardin, Alphonse Karr et Charles Nodier. Henri Monnier y tient par le vrai de ses Proverbes, souvent dénués d’une idée mère, mais qui n’en sont pas moins pleins de ce naturel et de cette stricte observation qui sont un des caractères de l’Ecole.

Cette Ecole, à laquelle nous devons déjà de beaux ouvrages, se recommande par l’abondance des faits, par sa sobriété d’images, par la concision, par la netteté, par la petite phrase de Voltaire, par une façon de conter qu’a eue le XVIIIe siècle, par le sentiment du comique surtout. M. Beyle et M. Mérimée, malgré leur profond sérieux, ont je ne sais quoi d’ironique et de narquois dans la manière avec laquelle ils posent les faits. Chez eux, le comique est contenu. C’est le feu dans le caillou.

M. Victor Hugo est certes le talent le plus éminent de la Littérature des Images. M. de Lamartine appartient à cette Ecole, que M. de Chateaubriand a tenue sur les Fonts baptismaux, et dont la philosophie a été créée par M. Ballanche. Obermann en est. MM. Auguste Barbier, Théophile Gautier, Sainte-Beuve en sont, ainsi que beaucoup d’imitateurs impuissants. Chez quelques-uns des auteurs que je viens de citer, le Sentiment l’emporte quelquefois sur l’Image, comme chez M. de Senancourt et chez M. Sainte-Beuve. Par sa poësie plus que par sa prose, M. de Vigny se rattache à cette grande école. Tous ces poètes ont peu le sentiment du comique, ils ignorent le dialogue, à l’exception de M. Gautier, qui en a un vif sentiment. Le dialogue de M. Hugo est trop sa propre parole, il ne se transforme pas assez, il se met dans son personnage, au lieu de devenir le personnage. Mais cette Ecole a, comme l’autre, produit de belles œuvres. Elle est remarquable par l’ampleur poëtique de sa phrase, par la richesse de ses images, par son poëtique langage, par son intime union avec la Nature, l’autre Ecole est Humaine, et celle-ci est Divine en ce sens qu’elle tend à s’élever par le sentiment vers l’âme même de la Création. Elle préfère la Nature à l’Homme. La langue française lui doit d’avoir reçu une forte dose de poësie qui lui était nécessaire, car elle a développé le sentiment poëtique auquel a longtemps résisté le positivisme, pardonnez-moi ce mot, de notre langue, et la sécheresse à elle imprimée par les écrivains du XVIIIe siècle. Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre ont été les promoteurs de cette révolution que je regarde comme heureuse.

Le secret de la lutte des Classiques et des Romantiques est tout entier dans cette division assez naturelle des intelligences. Depuis deux siècles, la littérature à Idées régnait exclusivement, les héritiers du XVIIIe siècle ont dû prendre le seul système littéraire qu’ils connussent, pour toute la littérature. Ne les blâmons pas, ces défenseurs du Classique ! La littérature à Idées, pleine de faits, serrée, est dans le génie de la France. La Profession de foi du vicaire savoyard, Candide, le Dialogue de Sylla et d’Eucrate, La Grandeur et la Décadence des Romains, les Provinciales, Manon Lescaut, Gil Blas, sont plus dans l’Esprit français que les œuvres de la Littérature des Images. Mais nous devons à celle-ci la poësie que les deux siècles précédents n’ont pas même soupçonnée en mettant à part La Fontaine, André de Chénier et Racine. La littérature à Images est au berceau, et compte déjà plusieurs hommes dont le génie est incontestable ; mais, en voyant combien l’autre école en compte, je crois plus à la grandeur qu’à la décadence dans l’empire de notre belle langue. La lutte finie, on peut dire que les Romantiques n’ont pas inventé de nouveaux moyens, et qu’au théâtre, par exemple, ceux qui se plaignaient d’un défaut d’action se sont amplement servis de la tirade et du monologue, et que nous n’avons encore entendu ni le dialogue vif et pressé de Beaumarchais, ni revu le comique de Molière, qui procédera toujours de la raison et des idées. Le Comique est l’ennemi de la Méditation et de l’Image. M. Hugo a énormément gagné à ce combat. Mais les gens instruits se souviennent de la guerre faite à M. de Chateaubriand, sous l’Empire ; elle fut tout aussi acharnée et plus tôt apaisée, parce que M. de Chateaubriand était seul et sans le stipante catervâ de M. Hugo, sans l’antagonisme des journaux, sans le secours que fournissaient aux Romantiques les beaux génies de l’Angleterre et de l’Allemagne, plus connus et mieux appréciés.

Quant à la troisième Ecole, qui participe de l’une et de l’autre, elle n’a pas autant de chances que les deux premières pour passionner les masses, qui aiment peu les mezzo termine, les choses composites, et qui voit dans l’éclectisme un arrangement contraire à ses passions en ce qu’il les calme. La France aime la guerre en toute chose. En paix, elle se bat encore. Néanmoins, Walter-Scott, madame de Stael, Cooper, Georges Sand me paraissent d’assez beaux génies.

Quant à moi, je me range sous la bannière de l’Eclectisme littéraire par la raison que voici : je ne crois pas la peinture de la société moderne possible par le procédé sévère de la littérature du XVIIe et du XVIIIe siècle. L’introduction de l’élément dramatique, de l’image, du tableau, de la description, du dialogue me paraît indispensable dans la littérature moderne. Avouons-le franchement, Gil Blas, est fatiguant comme forme : l’entassement des événements et des idées a je ne sais quoi de stérile. L’Idée, devenue Personnage, est d’une plus belle intelligence. Platon dialoguait sa morale psychologique.

La Chartreuse de Parme est dans notre époque et jusqu’à présent, à mes yeux, le chef-d’œuvre de la littérature à idées, et M. Beyle y a fait des concessions aux deux autres écoles, qui sont admissibles par les bons esprits et satisfaisantes pour les deux camps.

Si j’ai tant tardé, malgré son importance, à parler de ce livre, croyez qu’il m’était difficile de conquérir une sorte d’impartialité. Encore ne suis-je pas certain de la garder, tant à une troisième lecture, lente et réfléchie, je trouve cette œuvre extraordinaire.

Je sais combien de plaisanteries excitera mon admiration. On criera, certes, à l’engouement quand j’ai tout simplement encore de l’enthousiasme, après le temps où il aurait dû cesser. Les gens d’imagination, dira-t-on, conçoivent aussi promptement, qu’ils l’oublient leur tendresse pour de certaines œuvres auxquelles le vulgaire prétend orgueilleusement et ironiquement ne rien comprendre. Des personnes simples, ou même spirituelles et qui de leurs superbes regards effleurent les surfaces, diront que je m’amuse à des paradoxes à donner de la valeur à des riens, que j’ai, comme M. Sainte-Beuve, mes chers inconnus. Je ne sais pas composer avec la vérité, voilà tout.

M. Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre. Il a produit, à l’âge où les hommes trouvent rarement des sujets grandioses et après avoir écrit une vingtaine de volumes extrêmement spirituels, une œuvre qui ne peut être appréciée que par les âmes et par les gens vraiment supérieurs. Enfin, il a écrit Le Prince moderne, le roman que Machiavel écrirait, s’il vivait banni de l’Italie au dix-neuvième siècle.

Aussi le plus grand obstacle au renom mérité de M. Beyle vient-il de ce que La Chartreuse de Parme ne peut trouver de lecteurs habiles à la goûter que parmi les diplomates, les ministres, les observateurs, les gens du monde les plus éminents, les artistes les plus distingués ; enfin, parmi les douze ou quinze cents personnes qui sont la tête de l’Europe. Ne soyez donc pas étonnés que, depuis dix mois que cette œuvre surprenante a été publiée, il n’y ait pas un seul journaliste qui l’ait ni lue, ni comprise, ni étudiée, qui l’ait annoncée, analysée et louée, qui même y ait fait allusion. Moi qui crois m’y connaître un peu, je l’ai lue pour la troisième fois, ces jours-ci : j’ai trouvé l’œuvre encore plus belle, et j’ai senti dans mon âme l’espèce de bonheur que cause une bonne action à faire.

N’est-ce pas faire une bonne action que d’essayer de rendre justice à un homme d’un talent immense, qui n’aura de génie qu’aux yeux de quelques êtres privilégiés et à qui la transcendance de ses idées ôte cette immédiate mais passagère popularité que recherchent les courtisans du peuple et que méprisent les grandes âmes ? Si les gens médiocres savaient qu’ils ont une chance de s’élever jusqu’aux gens sublimes en les comprenant, La Chartreuse de Parme aurait autant de lecteurs qu’en a eus Clarisse Harlowe à son apparition.

Il y a dans l’admiration légitimée par la conscience des douceurs ineffables. Aussi tout ce que je vais dire ici, l’adressé-je aux cœurs nobles et purs, qui, malgré d’assez tristes déclamations, existent en tout pays, comme des pléïades inconnues, parmi les familles d’esprits voués au culte de l’Art. L’Humanité, de génération en génération, n’a-t-elle pas ici-bas ses constellations d’âmes, son ciel, ses anges, selon l’expression favorite du grand prophète suédois, de Swedenborg, peuple d’élite pour lequel travaillent les vrais artistes et dont les jugements leur font accepter la misère, l’insolence des parvenus et l’insouciance des gouvernements.

FIN DE L’EXTRAIT

______________________________________